La crevette et les JO

Christophe Clanet directeur de laboratoire d’hydrodynamique de l’Ecole polytechnique (LadHyx) s’est rendu compte à l’occasion d’un colloque sur les crustacés que tous les animaux aquatiques nagent de façon désynchronisée. La crevette actionne ses cinq paires de pattes avec un léger décalage dans le temps. Ces mouvements produisent une vitesse quasi constante qui minimise les forces de friction. A l’inverse en aviron ces mouvements cycliques et simultanés engendrent d’importantes fluctuations de vitesse.

Au niveau olympique, et pour une embarcation de quatre rameurs la vitesse varie entre 4 et 7 mètres par seconde, ce qui correspond à des écarts de près de 30 % autour d’une vitesse moyenne d’environ 5,5 m/s (soit près de 20 km/h). Ces fluctuations augmentent les frottements, et l’énergie dissipée est 5 % plus importante par rapport à un déplacement à vitesse constante. Déjà dans les années 1930, le club d’aviron de Londres avait tenté l’expérience sans pouvoir trancher. En 1982, une équipe soviétique s’était longuement entraînée à la rame désynchronisée… avant de renoncer pour ne pas prendre de risque.

Romain Labbe sous la direction de Christophe Clanet conçoit un robot pour en avoir le cœur net. Il s’agit d’un bateau de huit « rameurs » à l’échelle 1/10 mesurant 2 mètres de long et pesant 3 kg. Il porte huit moteurs reproduisant les phases d’appui et de replacement, chacun pilotable indépendamment pour tester tous les scénarios. Après huit mois d’effort ils comparent les temps de parcours d’une rame, soit à l’unisson (a), soit en décalé (b).

A leur grande surprise, quel que soit le déphasage, les vitesses moyennes (0,33 m/s au maximum) ne dépassent jamais celles de la rame synchronisée ! Même si le mouvement séquentiel produit une vitesse quasi constante, comme chez les crevettes, il reste moins efficace.

D’autres analyses avec un second robot sans rame ont permis d’en comprendre la raison.

A la poussée exercée par les rames s’ajoute en effet une seconde force de propulsion, qui se manifeste uniquement lors d’un mouvement synchronisé. Il s’agit d’une force « inertielle », dont l’origine provient du déplacement simultané des rameurs pendant le replacement. Leur masse cumulée — qui, en conditions réelles, avoisine 800 kg sur un bateau de 100 kg — entraîne le navire vers l’arrière et contribue à sa propulsion à hauteur d’environ 20%. C’est ce qui explique que l’embarcation continue a accélérer alors même que les palettes sont hors de l’eau. La propulsion inertielle ne joue aucun rôle, en revanche, dans la locomotion des crevettes, parce que leurs pattes ont une masse infime par rapport à leur corps. Elles ont donc tout intérêt à nager de manière désynchronisée.

Dans une autre expérience, il est comparé la vitesse avec et sans temps de pause pour laisser glisser le bateau, ce qui minore les variations de vitesse.

…en aviron en jouant sur la phase retour il est possible d’accentuer les effets de masse et de gagner en vitesse moyenne à hauteur de 15% sans toucher à la phase propulsive.

Romain Labbe

En prévision des JO de Londres en 2012, la Grande Bretagne avait investi dans la recherche scientifique, surtout dans les sports où la stratégie ne joue pas un rôle prépondérant. Alors que le nombre de leurs médailles aux JO d’été plafonnait autour d’une trentaine, il est passé à 65 en 2012 et a grimpé à 67 en 2016. Les chercheurs britanniques n’ont pas publié immédiatement toutes leurs trouvailles pour les réserver aux sportifs nationaux. Pour la France un accord « Sciences 2024 » existe entre différents établissements de recherche depuis le 4 juillet 2018 en prévision des JO de Paris (Budget 20Meuros). Pour l’Aviron, le modèle de Romain Labbe permet d’identifier les solutions optimales pour faire évoluer le geste et le matériel comme une souplesse variable des avirons au sein d’un équipage. Les simulations sont confrontées aujourd’hui même sur le terrain avec les espoirs nationaux d’aviron et de canoë kayak. Quand on sait que lors d’une course de 2 kilomètres, l’écart entre le premier et le dernier concurrent ne dépasse pas une vingtaine de mètres, soit 1%, le moindre avantage peut faire la différence.

Pour aller plus loin dans la préparation des JO 2024 (tir à l’arc, cyclisme, natation, rugby)

Sources : Romain Labbe – « Quelques problèmes d’optimisation de trainée : de la propulsion par rame à la collecte d’aerosol »- 17/10/2018 – https://theses.hal.science/tel-02270662 – Franck Daninos -« Les équations gagnantes de l’aviron » – Sciences et Avenir n°847- 1/9/2017